
Mission encre noire
Émission du 19 novembre 2019
Mission encre noire Tome 27 Chapitre 322. Mon ennemie Nelly de Karine Rosso paru en 2019 aux éditions Hamac. « Le monde était un texte qui s'écrivait à travers les textes des autres», démêler les fils de sa propre histoire, alors que les printemps se succèdent, raconter car il se peut que demain ce soit trop tard. Raconter, comme une urgence, toujours, pour toi, pour toutes les femmes, pour elle. Pour Nelly surement, pour la narratrice de ce premier roman ; absolument. Nelly Arcan hante les pages, une à une de sa présence, par ses textes, sa voix, son image. Revenu d'un long périple dans les Amériques, notre protagoniste s'enivre des mots de l'autrice, dont elle ignorait l'existence jusque-là, qui trouvent facilement un chemin en elle, une complicité. Si le personnage de Karine Rosso, résiste un temps à une sorte de folie noire, l'orage menace. Inscrite à l'UQAM, dans un programme similaire à celui suivi par Nelly, la narratrice épouse une vie au gré du destin de l'écrivaine. Si différente et si éloignée de l'image de Nelly Arcan, elle devra pourtant choisir entre un exil et la vie qui bat en elle. Danse avec les morts, course poursuite lumineuse à travers des extraits de l'oeuvre de Nelly Arcan, résisterez-vous à l'attrait du fantôme qui fraye les arcanes bétonnées du bunker de l'UQAM ? Y réchapperez-vous ? La lueur d'une chandelle conduit à notre studio, au bout des tunnels souterrains de l'université, pour retrouver Karine Rosso, à Mission encre noire, ce soir.
Extrait: « Si l'on se fie à ses livres, elle ne manie pas que le verbe. Voici l'écrivaine Nelly Arcan. C'est ainsi que l'animateur - celui que tu appellerais ensuite l'homme debout ou le pou - te présenta. Je ne me souviens pas de toute l'émission ; les détails importants semblent (encore une fois) avoir été effacés de ma mémoire et seuls certains moments sont gravés en moi : la chanson d'ouverture, « quand on se donne à une femme d'expérience », ta façon de ta passer la langue sur les dents avant de répondre à la première question. Je me rappelle ensuite t'avoir entendue dire qu'il y avait dans l'écriture un espace où l'on pouvait se permettre d'être laid, alors que le monde de l'image était formaté. « J'ai l'impression qu'on vit dans un monde où on consomme la féminité, avais-tu rajouté, dans un monde de Big Brother...». »
Il faisait beau et tout brûlait de Vincent Giudicelli paru en 2019 aux éditions Annika Parance Éditeur collection Sauvage. Si Benjamin, jeune homme sourd-muet, reconnaît bien ce regard qui en dit long de son frère, pour vous, il faudra chercher plus loin. Peut-être trouverez-vous des réponses dans les rues désertes et odorantes de ce bout du monde, dans les yeux bleu marine de Maria qui visite la cordonnerie familiale, dans la gène subite du frère ? Dans cette région XII, située dans le grand Sud, à l'extrémité du Chili, la vie prend une tournure inopinée, sans un mot de trop, votre respiration s'accélère. À quarante-six ans, il est trop tôt pour renoncer. À priori, dans la vie de son fils, Julien, souffrant d'amyotrophie spinale de type II, tout est désespérément à sa place. Hier encore étudiante, en partance pour nulle part et partout à la fois, aujourd'hui le temps semble s'être replié sur lui-même, la vie est devenue une mécanique diaboliquement bien huilée pour cette mère. Les vacances en Tunisie, au club Sahara, se teinte au noir, lorsque une femme, manifestement seule, s'installe près de cette famille en ruine. Un sentiment étrange la gagne. Elles se reconnaissent pour le meilleur comme pour le pire. Kim et Andrew veulent fuir la banlieue de Melbourne. Contestataires dans l'âme, ils ne veulent pas se laisser embourber dans une vie toute tracée, leur jeunesse n'est pas à punaiser sur le frigo comme un vieux souvenir. Ils choisissent donc de vivre dans les contre-allées, la vie s'est fait pour s'évader. Vincent Giudicelli nous revient, après le succès de Cardinal song, avec un recueil de nouvelles kidnappées dans le coffre arrière de ses nombreux périples autour du globe. Vincent Giudicelli est invité à Mission encre noire.
Extrait: « Dans le noir. En silence. avec une discrétion dont je ne me serais jamais crue capable. Un millier de fois cette nuit-là, une phrase est passée dans ma tête. En boucle, comme un teaser de film à chaque fois qu'on lance une vidéo sur YouTube. J'ai pensé que la vie était trop pour moi. Ce n'est pas qu'elle était trop lourde à porter, non ; c'est qu'elle prenait trop de place. En moi. Et dans mes placards du fond où je passais mon temps, que je mettais en tas derrière des piles d'emmerdes ou de démons que je me créais toute seule. On avait un toit, un boulot, une moitié, on habitait un pays libre...Ça allait, putain...Pour l'instant, ça allait.»
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Mission encre noire 16 mars
Émission du 16 mars 2021 Mission encre noire Tome 30 Chapitre 353. Traverser la nuit par Hervé Le Corre paru en 2021 aux éditions Rivages/Noir. Il pleut sur Bordeaux, le commandant de police judiciaire Jourdan repense à la scène de crime du matin. Il revoit tout, la mort, le sang, les tripes. Depuis des mois, il traîne cette rage triste. Incapables de supporter plus longtemps ses absences répétées, sa femme et sa fille le quitte. Il faut s'y faire, un flic, c'est jamais là quand il faut, sauf pour ses enquêtes. Un tueur sévit dans les rues de la ville, Jourdan enquête avec son groupe sur des meurtres de femmes. Louise est une jeune maman de trente ans, esseulée avec son fils Sam. Suite à la mort subite de ses parents, sa vie a basculé brièvement dans l'alcool et la drogue. Fatalement, son passé la rattrape. Son ancien compagnon, un délinquant récidiviste dangereux, la harcèle et l'agresse. Dans ce décor de fin du monde, Jourdan goûte la rencontre de Louise avec ravissement. Hervé Le Corre, ce n'est pas la première fois, dresse un portrait sombre de sa ville de Bordeaux. Dans ce nouveau roman, loin des clichés habituels, l'auteur campe plutôt ses personnages du côté des ruelles sales et des quartiers défavorisés. Traverser la nuit est un drame social, violent, fascinant, orchestré par la plume habitée et concise de l'une des grandes voix du roman noir français contemporain. Hervé Le Corre est invité à Mission encre noire.
Extrait:« Des cris le réveillent mais il garde les yeux fermés. deux hommes se querellent dans l'escalier en une langue qu'il ne connaît pas. Une porte grince puis claque. L'immeuble semble vibrer soudain, résonner de toutes ces respirations qui s'activent, de voix étouffées, de raclements de gorge, de toux, de musiques. Une femme rit, un petit enfant pleure. De l'eau cataracte dans une canalisation. Il écoute au plus loin qu'il peut l'écoulement épais et croit pouvoir suivre sa chute jusqu'à l'égout. Il imagine à cet instant toutes ces saletés qui sortent des corps, retenues pendant la nuit, et il sait bien que les humains se défont de leur fange, se purgent de ce qu'ils ont accumulé des heures durant, résultat de toutes leurs activités de la journée, puisque c'est à ça qu'ils se résument, de molles machines à fabriquer de la merde, il sait bien, lui, que tout le jour ils vaqueront sous leur masque avenant, drapés, enrobés dans leurs habits, déguisés en êtres civilisés, travestis pour le grand carnaval sordide, grands singes savants, guenons rusées, tâchant de dominer leur état de rut permanent, leur violence, leurs rêves de puissance, leurs envies de meurtre, ces pulsions d'animaux qu'ils nomment amour, désir, ambition, ces mots qu'ils utilisent comme du papier hygiénique pour torcher leurs turpitudes. Tous les matins ils vidangent la fosse septique qu'ils appliquent à remplir chaque jour, heure par heure, en feignant d'ignorer ce qui macère en eux.»
Mathilde ne dit rien par Tristan Saule paru en 2021 aux éditions Le Quartanier dans la collection Parallèle Noir. Mathilde habite la place carrée, c'est un quartier populaire dans une ville moyenne de province française. Ancienne judoka de haut niveau, elle occupe un poste de travailleuse sociale dans l'immense bâtiment de béton du conseil départemental, perdu, au milieu d'un champ de betteraves. Chaque jour elle accueille la file des pauvres gens venus réclamer leur aide sociale. Lorsqu'elle découvre que ses voisins, Mohammed et Nadia sont menacés d'expulsion, elle comprend que les recours légaux ne suffiront pas. Mathilde décide d'employer les grands moyens. Tenue à distance depuis douze ans, elle l'ignore encore, cette décision va la replonger dans un passé douloureux. Mathilde ne dit rien est le premier volet d'une série de romans noirs très prometteuse. Méfiez-vous! La femme de quarante six ans, jadis ceinture noire, qui s'avance avec assurance sur le tatami de ce formidable thriller social n'a plus le choix. C'est ippon ou mourir. Je reçois Tristan Saule à Mission encre noire.
Extrait:« Mathilde traverse la place carrée. Il fait jour depuis longtemps. Les dealers sont rentrés se coucher. Les nuits sont encore fraîches à cette périodes de l'année et un vent mordant lui saisit les joues. Elle aime cette sensation, quand le soleil levant réchauffe sur sa peau le froid de la nuit qui meurt. Ça l'engourdit. Parfois, c'est comme si du givre se formait sur son visage. Elle s'imagine Inuit, ou exploratrice des pôles. Elle salue de la main Émile, qui fume une clope, en caleçon sur son balcon. Tout le monde sait que, depuis des mois, ça ne va pas fort dans son couple. Fatou lui interdit de fumer dans l'appartement, ce qu'elle a toléré des années durant. Alors Mathilde le croise là tous les matins, peu importe la météo. Elle se dit qu'elle doit voir les caleçons d'Émile plus souvent que sa propre femme. Elle remonte la rue qui longe le château d'eau, la mosquée et le parking du haut. Il n'y a pas d'éclat dans ses yeux. elle ne pense à rien. Les événements de la veille, la petite visite rendue à Gaëlle, ont la même consistance que ses rêves de fin du monde.»
Mission encre noire 03 mars
Émission du 2 mars 2021 Mission encre noire Tome 30 Chapitre 352. Se faire éclaté.e, expériences marginales et écritures de soi sous la direction de Nicholas Dawson, Pierre-Luc Landry et Karianne Trudeau Beaunoyer paru en 2021 aux éditions Nota Bene dans la collection Indiscipline. La nouvelle collection dirigée par Étienne Beaulieu se propose d'ouvrir de nouveaux champs d'investigation pour une pensée contemporaine des arts et des savoirs. Un collectif d'autrices et d'auteurs se réunit autour du thème: l'écriture de soi dans une position de marginalité. Marilou Craft, Nicholas Dawson, Fanie Demeule, Kevin Lambert, Pierre-Luc Landry, Stéphane Martelly, Alex Noël, Karine Rosso, Chloé Savoie-Bernard et Karianne Trudeau Beaunoyer posent les premiers jalons d'une réflexion stimulante et anticonformiste. Qu'est-ce que c'est être soi-même ? Comment incarner dans l'écriture la multiplicité des expériences humaines ? Comment saisir les différents aspects qui composent une histoire sans tomber dans le piège de l'appropriation ? Est-il possible d'exprimer une sexualité, une langue minoritaire, en dehors des canons du «régime politique» hétérosexuel dominant ? C’est à un numéro d’équilibriste inédit et passionnant que se livrent cette dizaine d’autrices et d’auteurs lâché.e.s en libertés dans les pages d’un essai essentiel, eu égard aux nouveaux enjeux des littératures qui enflamment aujourd'hui les débats d'actualités. À leur suite, je vous invite à entrer en résistance, de comprendre, de résister, de refuser en compagnie de Karianne Trudeau Beaunoyer et de Pierre-Luc Landry, ce soir, à Mission encre noire.
Extrait:« J'essaie d'écrire avec tout le corps, autant de corps que d'abandons, que de cicatrices, que d'amours jamais advenues, que d'amitiés perdues. Autant de corps que d'insultes reçues ou entendues, que de violences pernicieuses. Autant de corps que de nuits blanchies par le désir ou la perte qui sont une seule et même chose, que de soirées à espérer, que d'étés à m'ennuyer. J'aurai ainsi plusieurs corps abandonnés à chaque tournant, à toutes les bifurcations, des mues qui empêchent la résilience: je n'ai pas de forme initiale à laquelle revenir après les altérations. (...) Combien de cellules du corps de ma mère dans mon corps à moi? Si je faisais l'anatomie de mes goûts: combien de ses goûts faits miens, de ses goûts faits mes dégoûts, faits ma révolte, faits mon arrogance, faits mon élan pour sortir de son ventre, me défaire de ses jupes?» Karianne Trudeau Beaunoyer, Autoportrait en arrêts sur images (2021, Nota Bene)
La revue Moebius 167. «Une fourchette en équilibre dans tout ça», c'est thème plutôt ludique que nous propose le magazine Automne 2020 Bis, avec aux commandes Gabrielle Giasson-Dulude et Baron Marc-André Lévesque. La célèbre revue littéraire québécoise n’arrête pas de surprendre depuis 1977. Une fois encore, ce numéro foisonne de textes en prose et en vers, des essais, de courts récits, de l’image, du montage, de quoi stimuler votre imagination au moins jusqu’au prochain numéro! Maxime Brillon, Emmanuel Deraps, Stéphane Despatie, Audrey-Ann Gascon, Loriane Guay, Gabrielle-Ève Lane, Roxane Léouzon, Adrien Millet, Alessandra Naccarato traduite par Keltie Robertson, Camille Readman Prud’homme, Alexis Rodrigue-Lafleur, Florence Tétreault, Sayaka Araniva-Yanez et Madioula Kébé-Kamara jouent les acrobates, tentent de garder leur aplomb sur le bord d’une assiette incertaine. Éléonore Goldberg et Yara El-Ghadban achèvent leur résidence artistique après quatre numéros. Les rubriques habituelles sont également au rendez-vous, notons la lettre à une autrice, Hélène Bughin écrit à Pascale Bérubé. J’ai le plaisir d’accueillir, ce soir, à Mission encre noire, non pas deux, mais trois participantes de la revue Moebius 167, Madioula Kébé-Kamara, Yara El-Ghadban, et Hélène Bughin sont avec moi ce soir.
Extrait:« Tout à coup, un tourbillon d'images. La ville de Québec par une journée glaciale de janvier 2017. Six hommes priant paisiblement à la mosquée, tués par un jeune homme imbu de haine. Vies détruites. Manifs, hommages et regrets. Puis le constat: les musulmans de Québec n'ont pas de cimetière où enterrer leurs aimés. Des reportages à la télé. Un terrain à Saint-Apollinaire, le tollé des habitants et un référendum: un cimetière, oui ; un cimetière musulman? Non ! Dans ma bouche, un goût amer. Même morts, vous ne voulez pas de nous ? Cette terre qui gèle en hiver sera-t-elle pour toujours hostile à mon corps méditerranéen ? Ne me laissera-t-elle jamais fondre en elle, lui donner un peu de ma chaleur ? Lui léguer ma poussière, et le sel de la mer ? Fertiliser son sol ? Nourrir les racines, me glisser dans la sève de ses érables ? Les musulmans de Québec ont enfin eu un cimetière en 2019, mais ce goût âcre ne m'a plus jamais quittée.» Yara El-Ghadban, Mourir en exil (2021, Moebius 167)
Mission encre noire 24 février
Émission du 23 février 2021 Mission encre noire Tome 30 Chapitre 351. Buveurs de vents de Franck Bouysse paru en 2020 aux éditions Albin Michel. Trois frères et une soeur nés du Gour noir contemplent leur monde de haut. Suspendus par des cordes au viaduc qui surplombe la rivière, ils dominent la ville et sa vallée. Personne ne se doute encore que le cadavre qui se cogne dans les rochers, en bas dans les eaux tumultueuses va tout changer. Joyce Principale, encore moins, lui, qui règne en maître absolu sur tout ce qui bouge dans la région. Propriétaire de la centrale électrique et du barrage, en amont, de la carrière en aval, l'homme marque ce territoire de son empreinte indélébile. Dans ce coin perdu des montagnes, les gens, d'une génération à l'autre, se soumettent et courbent l'échine. Dans ce monde humiliant et stérile, la colère a pris, malgré tout, sa source, menaçant de tout emporter. Franck Bouysse nous offre un véritable portrait social, d'une famille, d'une ville, d'un peuple, d'une région, qui se doivent d'affronter l'avidité destructrice d'un seul et unique tyran capable de reprendre ce qu'il a créé en un claquement de doigt. Une situation qui semble si futile, au regard de la puissance des eaux de la rivière, car chacun le sait, humains comme animaux, il faut se méfier de l'eau qui dort. Franck Bouysse confirme une fois de plus la virtuosité de sa plume, en se frottant aux grands espaces et aux remous qui irriguent l'esprit de révolte au Gour noir. Il est invité à Mission encre noire.
Extrait:« L'aube venue, les portes s'ouvrirent sur des visages hagards, des mines blafardes. On sortit constater les dégâts. Partout en ville, les rues étaient jonchées d'ardoises brisées, comme si un grand écailler était passé par là. Le clocher dénudé de l'église laissait apparaître la cloche entre les poutres de la charpente. Et, avant même les sept heures, la cloche bascula d'un côté en silence, puis de l'autre, et se mit à sonner, à la manière d'un coeur se remettant en marche après un infarctus. Ce n'était pas la première fois que l'on reconstruisait, ni même la dernière. Les catastrophes grandissent les humains, se plaisait à dire l'homme à la robe empesée, ornée d'une croix en forme de glaive. La lumière revint dans les foyers au fil des jours, une durée qui s'étira selon l'éloignement d'avec la centrale. Chaque famille remisa ensuite les lampes à pétrole dans les armoires et les bougies dans les tiroirs. Les habitants effaceraient peu à peu les traces visibles de la tempête, mais en porteraient toujours les stigmates dans leur chair ; quant à la forêt, elle se débrouillerait. Elle se moquait du temps et du désordre. Elle se moquait des hommes, de tous les hommes. »
La valse de Karine Geoffrion paru en 2021 aux éditions Sémaphore. Marie pleure, son mari a une maîtresse. Son choix est fait, elle le quitte. Isabelle Lalande soupire devant les jérémiades de sa soeur, son monde à elle, lui paraît, en comparaison, indestructible. Xavier Sauriol, associé directeur dans l'un des plus grands cabinet d'avocat en droit des affaires de Montréal, son époux, est si différent de martin, ce loser. Elle fixe son patio, satisfaite de sa nouvelle piscine creusée, de son grand jardin aménagé pour l'hiver, son spa contigu. Ses enfants, si charmants et dévoués l'enchantent. pourtant Xavier la délaisse ces derniers temps, son visage impassible, ces retards répétés, lui donnent secrètement l'envie de crier. Elle préfère oublier. La préparation de leur dixième anniversaire de mariage doit la stresser voilà tout. Pourtant les confidences de Marie lui tournent dans la tête. Trop. Karine Geoffrion ouvre une brèche douloureuse dans le scénario d'une vie de château. Un simple détail, sous la griffe éclairée de l'autrice, devient, à s'y méprendre, un gouffre béant dans lequel le chaos menace d'engloutir ce qui a pris dans de temps à se construire. Pourquoi tout gâcher pour si peu ? Karine Geoffrion est invité à Mission encre noire.
Extrait:« Dans le stationnement, j'ai envie de la retenir. De lui parler de mes doutes quant à Xavier, de mon malaise persistant depuis l'annonce de sa rupture. Je voudrais lui poser mille questions sur les agissements de Martin des derniers mois, sur son attitude cachottière, lui avouer dans le creux de l'oreille que je me sens perdue. Que je n'arrive plus à dormir ni à fonctionner normalement. En silence, je la regarde s'engouffrer dans sa petite voiture sur laquelle je remarque un début de rouille. Je la salue distraitement et demeure près de la porte du garage jusqu'à ce qu'elle disparaisse au bout de la rue. De nouveau seule, je m'assois, les deux jambes repliées contre ma poitrine, sur une marche de l'escalier avant. Je dépose ma tête contre mes genoux, le visage balayé par mes cheveux dégringolant de tous bords tous côtés. J'ai envie de crier, de pleurer. Rien ne sort. Je ferme les yeux, serre ma tête de mes mains crispées et, pour une rare fois, m'offre entièrement à ce sentiment destructeur, me laisser posséder.»
Mission encre noire 17 février
Émission du 16 février 2021 Mission encre noire Tome 30 Chapitre 350. Le fantôme de Suzuko de Vincent Brault paru en 2021 aux éditions Héliotrope. Vincent de retour à Tokyo, quelques mois après le décès soudain de Suzuko, arpente Shðwa-dori. Le temps est magnifique, les rues larges et achalandées. Il la voit. Suzuko est là, elle tourne sur l'avenue Shin-Õhashi. Vincent s'accommode difficilement du sort injuste de sa disparition, son imagination lui joue des tours. À la mémoire est liée la douleur du passé. L'oubli est impossible. Il fréquente encore la galerie d'art contemporain d'Ayumi, il déambule le long du fleuve Sumida et son fameux marché aux poissons de Tsukiji. Rien n'y fait. La panique s'empare de lui parfois. Il se souvient alors de cette touffe de poil roux et blancs qui dépassait d'une petite caisse ramenée de la fourrière. Cette tête de renarde aux poils si fins, qui a tout changé entre eux. Depuis sa rencontre à Montréal, la vie est devenue une performance, celle de son amoureuse artiste. Il se brûle à l'illusion de pouvoir jamais oublier. Car cet amour a la taille d'une ville, d'un corps, si immense et fécond que son absence le laisse tel un survivant. Si ce n'est cette jeune femme, Kana qui rentre à l'improviste dans sa vie...Vincent Brault nous révèle les liens invisibles qui tissent la relation de ce couple iconoclaste jusque dans le deuil. Dans ce roman d'une sensualité folle, où se croisent une femme aux paupières incandescentes, un peintre serbe, une taxidermiste, des flamants roses et des corbeaux, une renarde et des chats sans queue, vous resterez suspendu au fil magnifique d'un récit baigné de mystère. Avec pour mot d'ordre: dévore-moi si tu peux. Retrouvons le mécanisme des rues de Tokyo qui vibrent à l'unisson de la plume habitée, de l'auteur, ce soir, à Mission encre noire. Vincent Brault est mon invité.
Extrait:« Allongés sur le futon. Elle dessus, moi dessous. La lumière d'une lampe tamisée par un bout de tissu. Les rideaux tirés. Son corps nu, léger, délicat. Sa tête de renarde dans la pénombre scintillante. Sa truffe dans mon cou. La fourrure de ses joues. Ses crocs mordant l'arrière de mon oreille gauche. Ses gencives. De la bave. Une coulure épaisse et sanguine. Elle serrait trop fort les mâchoires sans faire exprès. J'ai voulu éloigner sa gueule de mon cou mais j'avais les poignets liés. Les chevilles aussi. Attaché aux quatre coins du futon tandis qu'elle haletait, qu'elle gémissait et mordait de plus en plus fort. «Attention, ça fait mal.» Mais elle a serré les dents plus furieusement encore. Comme un chien à qui l'on tente d'arracher un steak. Elle a grogné. Je me suis débattu en vain. J'étais bien attaché. Suzuko poussait mes épaules contre le futon avec ses mains. Ou non. Je n'avais pas réalisé qu'elle portait aussi les pattes de la renarde. Des sortes de gants lacés de la paume au poignet. Elle avait dû les enfiler à la salle de bain avant de venir me rejoindre sur le futon. Des griffes plus effilées que des aiguilles.»
Suzanne Travolta par Élisabeth Benoit paru en 2020 aux éditions Héliotrope. Marie-Josée, une scénographe sans grande envergure, soeur d'un acteur célèbre, s'est pendue dans son appartement du Mile-End à Montréal. Suzanne est sa voisine. Depuis le drame, tout le monde donne son avis sur la disparue. De la bouche de Suzanne, petit à petit le petit monde de ce quartier symbolique de la ville se dévoile. Lors des funérailles, elle fait la connaissance des gens qui ont entouré la défunte: sa meilleure amie, Georgia, son ami d'enfance Ray et sa vedette de frère, Laurent. Un constat se dégage, personne ne peut affirmer quoi que ce soit sur Marie-Josée, ou presque. Un revolver M37 chargé dans son tiroir de cuisine et beaucoup de pilules pour dormir, Suzanne éveille également la curiosité de deux détectives qui enquêtent et place une caméra dans sa salle de bain. C'est Bob qui mène l'étrange ballet de surveillance, personne ne le connaît, il est néanmoins le seul à rechercher qui est Suzanne désespérement. S'ensuit un assemblage de récits lucides parfois loufoques, un scénario déjanté peuplé de célébrité.e.s, de mère abusive, d'enquêteurs louches et de personnes affreusement seul.e.s. je vous invite, ce soir, à nous approcher de ces personnages en apparences farfelus et d'y découvrir des nuances subtiles qui font le charme de ce roman étonnant. Je reçois Élisabeth Benoit à Mission encre noire.
Extrait: « Ray s'était assis sans dire un mot et moi-même je n'avais pas dit un mot, j'étais restée là, le coeur battant, mon livre à la main, tandis qu'il enlevait sa parka bleue. Il l'avait installée sur le dossier de sa chaise puis il avait bu deux ou trois gorgés de son café au lait sans me regarder. Il avait observé la scène autour de lui, le café un vendredi à 16 heures. Bruce et mark qui jouaient au pool, Vito derrière le comptoir qui discutaient à voix haute et tous les clients qui écoutaient malgré eux leur conversation. C'était une des façons qu'avait Vito d'asseoir son pouvoir. Ray avait fini par se tourner vers moi et m'avait demandé si je voulais quelque chose d'autre à boire, ou à manger d'ailleurs, ils ont du panettone et des biscuits, avait-il dit en jetant un coup d'oeil au comptoir où dix personnes au moins faisaient la queue. J'ai bu mon café ça va, je n'ai besoin de rien, avais-je répondu, et nous nous étions tus de nouveau. j'avais immédiatement pensé que ce que je venais de dire était brutal, je n'avais pu m'empêcher d'être brutale, comme d'habitude, il m'avait semblé comme d'habitude que j'allais dire quelque chose de tout à fait standard, ce n'est que lorsque j'avais fermé la bouche que j'avais réalisé que j'avais été brutale, comme d'habitude.»
Mission encre noire 10 février
Émission du 9 février 2021 Mission encre noire Tome 30 Chapitre 349. Les carnets de l'underground de Gabriel Cholette avec des illustrations de Jacob Pyne paru en 2021 aux éditions Triptyque dans la collection Queer. Le temps d'un black out, Gabriel ne peut vraiment pas dire ce qu'il s'est passé, probablement trop de dope et de fatigue accumulée. Il reprend conscience au milieu d'une rue, à Berlin, Montréal, Miami ou Paris, peu importe. Sa gang d'allié.e.s rassure la population Instagram, ils l'ont retrouvé, un peu amoché et prêt pour la suite. Tout va très vite pour les club kids dans ce livre, un groupe de fêtards excentriques qui célèbre les soirées subversives des scènes raves clandestines d'ici et d'ailleurs. Ne vous y méprenez-pas, ces jeunes activistes de la débauche sans fin, inspirent encore la mode et les arts graphiques aujourd'hui. Gabriel Cholette choisi de revenir sur son époque d'excès en tous genres: de sexe, de drogues et de nuits d'afters dans les meilleurs clubs de la planète. Par de là les clichés moralisateurs sur ces bacchanales, ces lieux se révèlent également un espace sûr d'expression et de créativité pour une minorité marginalisée. Dans cette quête effrénée de plaisirs, ces carnets explorent volontiers la mise en place, en toute indécence, d'un discours qui vise à refuser les représentations policées de l'homosexualité. Nous descendons, ce soir, les marches d'un univers excitant et exubérant en compagnie de l'auteur, Gabriel Cholette est invité à Mission encre noire.
Extrait:« Je pense qu'une partie de moi a collé le gars pour devenir plus proche de Manue et pour avoir des choses à raconter le lundi à l'école. Au moment même où je le sentais grinder dans mon dos, j'étais déjà bandé et ç'a pas pris de temps pour qu'il mette ses mains dans mon pantalon. Je pense pas qu'on a frenché, ç'a plutôt été complètement physique - ce qui me dérangeait pas, faut dire. J'ai à peine parlé, trop content de retourner vers Manue pour lui raconter ce qui s'était passé. Ça m'a laissé une grande impression parce qu'elle a pas réagi à mon histoire, elle qui avait déjà entendu toutes celles de Dono, de son chum au conservatoire et de JF, qui avait pas fait son coming out à l'époque, mais qui était déjà la queen du U. La soirée s'est terminée trop vite et je suis rentré chez moi par la fenêtre (ce qui était vraiment pas nécessaire parce que mon père s'inquiétait pas trop avec ces choses-là). Le lendemain, je stalkais Dono et JF sur Facebook pour me rendre compte qu'ils avaient publié des mois plus tôt une photo dans un after chez le gars qui m'avait touché, un dude random qui devait frôler la quarantaine, dont on m'a assuré par la suite qu'il était fin, mais qu'il avait le défaut de chiller avec des boys beaucoup trop jeunes faussement certifiés adultes avec leurs belles cartes en papier. J'étais pas encore conscient des questions éthiques soulevées par l'événement, j'étais juste content d'entrer dans le réseau des sluts et d'avoir été touché par quelqu'un qui avait aussi touché certains de mes amis.»
Errance de Mattia Scarpulla paru en 2020 aux éditions Annika Parance Éditeur. Stefano vient de perdre son travail à l'International Sealines Association, une organisation patrimoniale conservant les traces du débarquement de Normandie. Le Havre est son lieu de résidence avec Sophie, sa femme et sa fille Elisa. Originaire de Gênes ou bien est-ce de Turin ? Stefano perd son temps entre des rendez-vous inutiles dans les services de Pôle emploi. Lorsqu'il accepte un programme d'études à Brest, dans le Finistère, son passé militant ressurgit soudain. Sa vie d'avant refait surface sous la forme de souvenirs encombrants. Naguère, il a fuit l'Italie pour le nord, sous la pression politique d'une police d'État aux abois. De rencontres, en découvertes, celui qui se nomme alors Bruno, va parcourir, par amour, l'échiquier de mouvements activistes des années 70-80, une période faste pour la lutte armée anti-capitaliste. Mattia Scarpulla nous invite à considérer l'éclairage sombre que projette vers nous le soleil noir des années de plomb italiennes. L'indéniable désir de vengeance qui mène la vie de Stefano se révèlera sous un autre jour une fois confronté au harcèlement de spectres dévastateurs. Ci-gît un passé loin d'être pacifié, auquel il est parfois impossible d'échapper sinon, sans doute, en prenant le risque de se heurter à sa propre folie. Errance est un premier roman à boire au goulot pour en atténuer les aspérités car la loi du choix de la violence est la même que celle de la vie: il faut savoir sauver sa peau. Mattia Scarpulla est invité, ce soir, à Mission encre noire.
Extrait:« À l'aide de seringues miniatures, nous avons introduit des laxatifs et des analgésiques dans diverses boîtes de conserve. Nous ne nous sentons pas à l'aise avec cette action. Sam nous rassure en affirmant que les gens croiront que les effets sont provoqués par la nourriture. Les infectés porteront plainte contre les grands producteurs alimentaires. Nous choisissons les produits des marques Campbell's et Kraft. Nous faisons le tour des supermarchés de Groningue, nous les marquons d'une croix rouge sur une carte. Denise allongée entre deux rayons alimentaires. Un commis autour de la cinquantaine assis sur elle. Il lui tient les bras plaqués au sol. Sam et Samantha près de moi. Pétrifiés. Il faut agir. Maintenant. Je frappe l'homme à la tête avec une grosse boîte de petit pois Kraft. Dès qu'il s'écroule à côté d'elle, Denise, comme un chat, court à quatre pattes vers la sortie, où je la perds de vue. Je me tourne. Sam et Samantha sont encore là, immobiles. Mon énervement monte. Je les gifle, ils se réveillent, nous sommes entourés par d'autres commis, nous courons, nous bousculons les corps, nous rejoignons la sortie. Je m'arrête. Sam et Samantha sont loin devant moi. Ce n'est pas juste. Il y a quelque chose qui me met en colère chez ces gens qui travaillent au supermarché, qui nous ont entourés, qui auraient pu nous agresser. Je retourne dans le magasin, je serre à la gorge la première employée que je rencontre, je la pique avec la seringue, lui injecte le laxatif et la jette au sol. Je l'entends crier pendant que je cours au loin.»